La quatrième de couverture est minimaliste : Un homme s’éloigne . (Chez P.O.L.)
Les quatre premiers mini-chapitres m’ont bien plu. Ensuite, ça se gâte avec l’arrivée de la jeune fille dont on mettra quelque temps à apprendre qu’elle se nomme Ono. Dans la mesure où elle traîne vaguement pendant quelques dizaines de pages un certain Matto dans son sillage, on peut se demander s’il y a là ou pas les deux tiers d’un calembour – Ono et Matto renvoyant à ‘‘onomatopée’’ – qui se retiendrait au bord de la régression infantile, modalité « pipi-caca ». Mauvais esprit, sans doute.
Ça se gâte dans la mesure où Renaud Camus a du mal à enlever les dialogues. Les échanges manquent de piquant et pour tout dire de naturel. Il y a un côté appliqué, scolaire, dans l’essai de reconstitution d’un parler ‘‘d’jeune’’ qui manifeste assez qu’on est resté à l’extérieur, sans réellement en assimiler les modes et les codes. Ainsi d’une conversation téléphonique entre Ono et Matto qui exhibe sa volonté de faire vrai … et qui passe assez mal.
Il y aura quelques améliorations par la suite. Les premières pages quatre-vingts comportent quelques longs monologues intérieurs cahotiques, sans ponctuation, à structures syntaxiques et mots tronqués, qui ne fonctionnent pas mal.
Au détour de la présentation du train de vie et des usages d’un cousin du héros – le héros, c’est ‘‘l’homme qui s’éloigne’’ et il se nomme Jean - , je suis conduit à me gratter la tête, pensif, devant une remarque relative aux frais que nécessite le maintien du ‘‘personnel nécessaire à l’entretien d’une meute et d’un des derniers boutons.’’ Peu familier avec le vocabulaire de la vénerie, je mets cinq minutes à lever – via Google - le voile. Il y a, dans le domaine de la chasse à courre des équipages, entités disposant d’un territoire de chasse attribué et composées d’une meute (de chiens) et d’un certain nombre de veneurs. Le terme de bouton semble désigner tout membre d’un équipage (peut-être en tant que porteur d’un uniforme conventionnel avec boutons spécifiques) et à l’évidence, il est ici utilisé par R.C. dans le cadre d’une synecdoque (figure de style : identification du tout et de la partie) et au sens justement, global, d’équipage.
Autre interrogation marginale de lecteur. Un échange entre Jean et Ono (page 86):
« - T’es p’têt’ un super criminel , si ça s’trouve ?
- Ah ! oui, peut-être. Un tueur de femmes, en série …
- Non, ça, je crois pas, quand même … Ou alors, t’y mettrais l’t’emps … Et puis c’est moi qui suis venue t’chercher …
- Eh oui : ‘‘l’assassin, espérance des femmes’’ … »
Cet assassin, espérance des femmes… une citation?
Finalement, il s’agit d’un drame expressionniste d’Oskar Kokoschka qui a été donné à Vienne, le 4 juillet 1909. La pièce a servi de base au livret d’un opéra en un acte dû à Paul Hindemith sous le titre allemand original : Mörder, Hoffnung der Frauen , dont la première a eu lieu le 4 juin 1921 au Landstheater de Stuttgart.
On continue à avancer dans une écriture malhabile à raconter une histoire qui ne trouve pas sa chair. C’est froid, par moments … biscornu.
Et puis arrive le chapitre (page 152) sur l’abandon des livres, l’abandon de ses livres, en d’aléatoires lieux publics et pour d’aléatoires lecteurs à venir. Jean a été séduit par l’idée (sur le mode ‘‘Vu à la Télé’’) et il s’y essaie. Un très joli chapitre et qui en annonce quelques autres, eux aussi réussis. Remarquables et attachantes réflexions (pages 158 et sq.) sur une sorte de syndrome de l’unicité, ou du lâcher d’amarres, la tentation soudain de la non-relecture, et plus globalement de la non-redite. Vivre. Ne pas re-vivre.
Tout, mais rien qu’une fois : « Rompre était devenu pour lui comme une drogue très puissante, dont les effets le plongeaient dans une exaltation si précieuse à ses yeux, une si vibrante sérénité, que toute arrivée quelque part, dans une chambre, un chapitre, le plus insignifiant échange, était illuminée de l’intérieur, éblouie, transcendée par le départ qu’elle impliquait si fort qu’il finissait par se confondre avec elle et pas la submerger. De tout ce qu’il découvrait il se disait :
‘‘Ah ah : voici donc ce que je vais quitter’’. »
Evidemment ( ?) les livres ainsi semés ne sont pas ordinaires et l’on nous cite, sans références, dans un geste de crédit (ou de dédain) culturel (sauf Tristano, explicitement attribué à Leopardi):
Sartor resartus - C’est une œuvre de Thomas Carlyle de 1833, la biographie fictionnelle d’un Diogenes Teufelsdröck inventé, et de même inventeur d’une Philosophie des habits qui ouvre à Carlyle un champ de réflexions burlesques et déstructurées (via un vrac (un spicilège, dit un des articles consultés: plus chic, évidemment)) de soi-disant lettres, notes, journaux … sur l’esprit et sur la matière. Le titre semble déjà en lui-même un calembour, quelque chose comme Le ravaudeur ravaudé (Abrégé Gaffiot : sartor est dérivé du verbe sarcio (sarcire, sartum : réparer, raccommoder) et désigne littérairement ou humoristiquement en latin un tailleur ; resarcio a à-peu-près le même sens que sarcio : raccommoder, réparer). Réédité en 2008 chez José Corti.
Le voyage du Condottiere : Ouvrage d’André Suarès (1868-1948), un des fondateurs de la N.R.F. Un livre qu’il a écrit après ses pérégrinations pédestres à travers l’Italie, en 1893, et qui est à la fois un guide de voyage et un chant métaphysique.
Dialogues des morts composés pour l’éducation d’un prince. L’ouvrage, écrit dans les premières années 1690 sur le modèle des Dialogues des morts (Lucien de Samosate :120-180) qui doivent encore survivre dans les souvenirs scolaires de ceux qui ont tâté du grec, est dû à Fénelon.
Inversant la formule, sont évoqués plus loin, privés de leurs productions, Chestov et Rosenzweig. Il me semble que le premier (Léon ; écrivain et philosophe russe . 1866-1938. Divers écrits sur les penseurs qui l’ont marqué : Tolstoï, Dostoïevski, Nietzsche, Pascal, Kierkegaard) est plus connu que le second (Franz ; 1886-1929. Philosophe, allemand et juif. Œuvre majeure : L’étoile de la Rédemption, réflexions sur Dieu, le Monde et l’Homme).
On ne reste pas constamment à ce niveau de références et une conversation à bâtons rompus entre Jean et un jeune curé voit apparaître en clin d’œil partagé l’expression ‘‘un drôle de paroissien’’, allusion complice au film (fort amusant) de Jean-Pierre Mocky avec Bourvil, Jean Poiret, Francis Blanche, etc. (1963)
Ah, au fait, dans la foulée : l’adjectif hyalin signifie qui a l’apparence du verre, ce n’est pas loin d’être un synonyme de transparent. Peu l’emploient, dont Renaud Camus, et je suis chaque fois contraint d’aller au dictionnaire !
Parmi les réussites souriantes, un épisode mixte de réflexion politique et de pelotage dans le tunnel sous la Manche avec la gageure à tenir : sucer un sein en même temps que verbaliser un raisonnement, est assez bien tourné. Pages 227-237.
J’avais tiqué, page 275 sur la phrase : « … la grande esplanade herbue sert de point de ralliement à toute sorte de garçons et de filles qui peut-être n’ont pas d’autre endroit pour se rassembler… ». J’attendais : « toutes sortes ». Vérification faite et grammaires feuilletées, c’est un peu le flou. L’indétermination serait réservée à « toute sorte » et la multiplicité à « toutes sortes » … Mouais. Ici ? Ma foi, ce serait plutôt l’indétermination. Je rends les armes.
Et puis Les Quillnocks ! Enfin, Les Quillnocks ! Page 278. Je n’étais pas parvenu l’autre mardi, et pourtant R.C. l’avait plusieurs fois prononcé, à donner une assise écrite au vocable par lequel il désignait une petite région de la campagne anglaise où s’étaient un temps réfugiés William Wordsworth, sa sœur Dorothy et, à un jet de pierre, Samuel Taylor Coleridge. Je m’étais fort lâchement abstenu d’en faire état dans mon compte-rendu. Là, je peux avouer puisque j’ai la réponse ! Mais qui relèverait semble-t-il de l’hapax, c’est-à-dire de l’occurrence unique ! Google s’avère impuissant et Les Quillnocks ne lui disent rien. Pas une seule référence trouvée ! N’existent-ils que dans le livre, en nom de plume pour un autre nom réel ? D’ailleurs, ma mémoire auditive ne m’évoque pas un son en « ocks » mais plutôt en « ey » ou « ay », comme « Kingsley » ou « Cunxlay » … Bah, laissons cela. Il est écrit Quillnocks. Et j’entends mal. Soit.
En tout cas, le séminaire de Renaud Camus lui a été l’occasion de mieux faire comprendre ce qui était laissé à la seule appréciation du lecteur de Loin, à savoir que dans son périple de fuite vers le Nord, Jean, encore accompagné d’Ono, s’arrête quelques jours sur les lieux des premières années d’amitié de Coleridge et de Wordsworth. Et visite. Il y laissera d’ailleurs Ono dans les bras d’un robuste indigène, curieusement aussi nu dans ses pratiques laborieuses (il rénove la maison de Wordsworth) que si l’Angleterre était la Papouasie. Facétie d’écrivain…
Et puis Jean continue tout seul, le Nord, la région des lacs et puis plus loin encore, jusqu’à l’espoir d’une solitude sereinement misanthrope, mais douillettement installée (petite maison confortable et isolée), utilement internétisée (il faut meubler le temps : DVD et lecture … À nous Amazon.com) et pas forcément asexuée (si quelque petite caissière du centre commercial voulait envisager un jour de faire une demi-heure de voiture et une livraison sans promesses éternelles à domicile… Ma foi …).
Allons, tout ça n’est pas si mal. Je veux dire, le livre. La seconde moitié vaut mieux que la première. Et indiscutablement, si les dialogues ne sont pas la force de Renaud Camus, ses descriptions à la fois fines, précises et méditatives sont souvent un bonheur de lecture. Et la quête de Jean, fort égoïste certes mais fort tentante, d’un possible éloignement des bruits inutiles du monde sans en perdre pour autant aucun des avantages qu’apporte la modernité, comment ne pas se dire qu’elle est la bonne solution qui a manqué à ce pauvre Alceste ? Voilà ce qu’il en coûte de se tromper d’époque !
Encourager à lire Loin? En tous les cas, ne pas dissuader, ce serait une fort mauvaise action. Il y a suffisamment de grain à moudre et le voyage, aux côtés de Jean, n’est pas désagréable, surtout quand on regarde le paysage.
Pour une approche sans doute plus empathique du livre, se reporter très utilement à la recension réfléchie, fine et complète de Mme de Véhesse qui, au plus près de l’œuvre de Renaud Camus, fournit des rapprochements, des ouvertures et des éclairages ici négligés.
Un mot encore sur le séminaire du 16/03/2010.
Sur l’échange avec Antoine Compagnon, en fait.
Loin a été assez rapidement évoqué, à propos des demeures, c’est là que R.C. a un peu développé autour de Wordsworth et du journal de sa sœur Dorothy.
À propos des demeures mais aussi à propos de la « séduction » exercée sur Jean, l’homme qui s’éloigne, par Ono, féminité de rencontre. Compagnon prétendait interpréter comme une attraction langagière (elle parle « autrement », c’est-à-dire en fait comme R .C. imagine le parler d’jeune … avec les réserves que j’ai formulées) le rapprochement de Jean et d’Ono. Après lecture du roman, les réticences de Renaud Camus confronté à cette théorie sont plus que compréhensibles et il avait entièrement raison de s’en tenir à un simple élan sexuel. Où diable Compagnon a-t-il trouvé à ancrer sa conviction ? La fille est là, en jean et en pull-over, jolie et peu farouche, et elle impose sa libido gentiment gourmande à la disponibilité pulsionnelle de Jean. Rien d’autre qu’un consensus sexuel de circonstance, sur un principe de donnant-donnant, sans autre investissement que celui du moment et sans autre curiosité que superficielle pour l’univers mental ou syntaxique de l’autre, dont on se contente de constater qu’il est différent.
Compagnon, de toute façon, n’a guère dû apprécier le bouquin, ne parvenant pas à s’arracher l’ombre d’un compliment, fût-il de courtoisie. Il aurait pu me semble-t-il, pour rester centré sur son thème principal de l’année (Ecrire la vie) interroger Renaud Camus sur la place de cette construction romanesque au sein de l’ensemble de son effort d’écriture. Comment et où situer Loin en termes de graphobie ?
Cette fuite du héros, cette aspiration au repliement dans un écart au monde qui n’est pas rejet consumériste absolu mais aspiration à une réduction drastique de la convivialité, est-ce autre chose qu’une projection personnelle ?
Le Journal, chez Renaud Camus diariste, c’est l’ambition de tout retenir. Et dans Loin, à travers le héros, l’abandon des livres, n’est-ce pas, chez Renaud Camus romancier, l’ambition de tout oublier ?
Etc.